Des livres qui se font remarquer, au premier coup d'œil ; un format original, tout en longueur, des couleurs profondes et une gravure qui magnifie la couverture : les recueils de poésie parus au sein de la collection Hêtraie, aux éditions des Lisières, sont beaux. Ils sont puissants, aussi.
Dans les pages de notre revue, vous avez pu souvent retrouver des poèmes issus des recueils qui composent cette collection exclusivement dédiée aux poétesses. Des voix fortes, souvent traduites pour la première fois en français, et publiées en version bilingue.
On se souvient du recueil Rage de Regina José Galindo, que nous avons pu lire alors que nous préparions notre huitième numéro, Guerre. Les mots de son autrice nous ont profondément marquées, et nous ont notamment fait découvrir une réalité que nous ignorions, celle de la guerre civile qui a touché le Guatemala entre 1960 et 1996. Nous avons pu également nous émouvoir des poèmes de l'Irakienne Aya Mansour, grâce à une traduction inédite en français. Cette maison d’édition est aussi celle qui nous a fait découvrir les contes de Pinar Selek, écrivaine et militante féministe turque, réprimée par le pouvoir en place, et qui défend son droit à la parole et la singularité de sa voix, en la faisant arriver jusqu’à nous. Dans notre dernier numéro, Gourmandes, ce sont les mots de Kimberly Blaeser qui nous ravissent, dans un poème mêlant gastronomie et histoire, sur les traces de l’héritage autochtone de l’autrice nord-américaine.
Aucun doute : les éditions des Lisières, fondées par Maud Leroy en 2016, offrent des lectures indispensables, autant pour les amatrices de poésie que pour les féministes.
Le nom des Lisières, pourquoi ? Que dit-il de votre rapport à la poésie, à sa publication, mais aussi à sa traduction, pour vous qui publiez beaucoup de poésie étrangère ?
Lisières, c’est ce qui est venu en premier un soir de décembre 2013 dans ma voiture en rentrant du travail (j’étais libraire à l’époque) : l’idée de la maison part de ce mot. Arrivée chez moi, j’ai commencé à imaginer un logo pour « les éditions des Lisières ». Puis, avant de dormir, j’ai regardé le dictionnaire des rêves au mot mort, parce que j’avais rêvé de la mort d’un ami quelques nuits plus tôt. « Le rêveur ou la rêveuse est à la lisière… », disait l’article. Je l’ai posé et pris un autre livre dans ma pile, Trois verres de thé d’Ahmed Kalouaz. La première page s’ouvrait sur le mot lisière. Quelques jours plus tard, à la librairie où je travaillais, en faisant une recherche par téléphone pour un lecteur, autour du Cantique des oiseaux, j’ai fini par arriver sur la librairie Les Lisières à Roubaix. Ultime coïncidence, il se trouvait qu’une semaine après, on était invité·es dans un lieu à Roubaix pour présenter La Naissance du loup de Maïté Haddad et Alexis Daumerie – édité au Bon Pied, micro-édition en campagne qu’on avait créée en 2009 avec une amie.
Toutes ces coïncidences étaient troublantes et magiques. C’est comme ça que l’aventure a commencé…
Ce n’est que trois ans plus tard, en novembre 2016, que j’ai publié les trois premiers titres des éditions des Lisières et que l’idée est réellement devenue réalité.
Dans la lisière, il y a la forêt, il y a la marge, il y a le tissu et surtout la rencontre. Ça me paraissait évident que ce soit au pluriel. En écologie, il y a le principe d’écotone, suivant lequel la lisière est plus riche en termes de biodiversité que les champs qui la bordent, parce que c’est le lieu de convergence. Je voulais faire de cette maison un lieu de rencontres, permettre à des voix/es très différentes de s’y côtoyer, d’où le désir de textes traduits. Mais pour ça aussi ce sont les rencontres et les coïncidences qui ont agi.
La maison d’édition laisse la part belle aux écrivaines, avec de surcroît une collection réservée aux poétesses. Il y a donc un espace de non-mixité au sein même de la maison d'édition ; pourquoi ce choix ?
La collection Hêtraie, qui met en avant des voix de poétesses dans un format bilingue, est née d’un constat il y a une dizaine d’années : très peu de femmes publiées en poésie, et encore moins pour certaines aires linguistiques ou géographiques, elles-mêmes très peu présentes en traduction. Il y a aussi eu le livre de Susan Hawthorne, Bibliodiversité – Manifeste pour une édition indépendante, qui m’a beaucoup inspirée. Elle y fait le lien entre édition indépendante et féminisme, entre oppressions et créations éditoriales.
Hêtraie correspond à l’envie de créer un espace de visibilité pour ces voix minorisées, mais également pour les lieux et l’histoire des lieux d’où elles écrivent, que ce soit l’Irak pour Aya Mansour, le Guatemala pour Regina José Galindo, l’Afrique du Sud pour Ronelda Kamfer… Dans ces pays traversés par la guerre, le colonialisme, les violences sexistes, les voix de ces poétesses sont très fortes et précieuses, il est essentiel qu’elles arrivent jusqu’à nous.
L’engagement des éditions des Lisières est de permettre l’expression de personnes minorisées, des femmes donc, mais aussi des « ruraux·ales et des colonisé·es ». Nous avons pu aussi remarquer au catalogue une publication étonnante : celle d’une autrice de 90 ans, Jean Paira-Pemberton, alors qu’il est bien rare ailleurs de valoriser les écrits d’une personne âgée, surtout lorsqu’il s’agit d’une femme.
Comment allez-vous chercher ces textes, qui restent encore très (trop) inaccessibles aux lectrices et lecteurs français ?
Ma terre ensemencée / Seeds in my ground de Jean Paira-Pemberton, traduit depuis l'anglais vers le français par l'autrice et sa fille Catherine, illustré par ses petits-enfants, contenant des poèmes allant de 1955 à 2017, est le recueil d’une vie discrète, fortement traversée par la poésie. Il m’a été confié par Catherine au Marché de la Poésie en 2018 ; elle l’avait aussi confié à une poignée d’autres éditeur·rices. Bien que ce ne soit pas le meilleur endroit pour recevoir ce genre de projets, je l'ai ouvert et ai lu quelques poèmes. Coup de cœur. J’ai néanmoins mis beaucoup de temps à me décider face à ce projet « ambitieux » (une sélection d’une cinquantaine de poèmes d'une femme inconnue de 90 ans). Quand j’ai enfin pris la décision de l’éditer, la fille de Jean m’a dit qu’une autre maison allait le publier. Pour moi il était déjà aux Lisières… alors j’ai proposé une coédition, et l’éditrice débordée m’a dit de le faire seule. Ainsi j’ai publié le livre et rencontré Jean quelques mois plus tard…
Lors de la rencontre, au moment de la lecture, un « coq » a tenté d’obliger Jean, avec condescendance, à mettre le micro portable. C’était une scène assez violente, presque caricaturale, d’âgisme et de sexisme. Jean est restée très ferme, digne et elle a lu magnifiquement avec sa voix chaude, sans micro. Je me suis sentie d’autant plus fière d’avoir publié ce livre et permis la diffusion d’une telle voix !
J’ai travaillé comme aide à domicile et suis sensible depuis longtemps à cette question de l’âgisme. La rupture entre les générations, la ghettoïsation des ancien·nes, m’attristent. Il m’importe d’être attentive à des voix en marge (notamment hors internet, réseaux sociaux, etc.) et / ou marginalisées parce que pas assez « glamour ».
Le choix des autrices et auteurs qui peuplent votre catalogue montre un engagement politique fort. Quelle est votre vision de l’articulation entre poétique et politique ?
J’ai découvert la poésie au collège et ça a été par le biais des poètes et poétesses de la Résistance. Intuitivement, poétique et politique étaient inextricablement liés. Le poétique (en tant que relatif à la poésie), c’est la création par la / les langues, c’est un espace de liberté immense. Écrire, d’autant plus « en pays dominé » comme dirait Patrick Chamoiseau ou « dans la langue de l’ennemi », dixit Joy Harjo, c’est politique. Prendre la parole, c’est politique. Qui parle ? Qui ose parler ? La poésie reste un espace où beaucoup de choses, de thèmes peuvent être abordés, en passant par l’intime, le sensible, le singulier, en gardant une place forte pour la création.
Certaines féministes ont vu très tôt la puissance subversive et émancipatrice de la poésie. Forcément j’ai envie de citer Audre Lorde : « La poésie n'est pas que rêve et vision ; elle est la colonne vertébrale de nos existences. Elle pose les fondations des changements futurs, elle jette un pont par-dessus notre peur de l'inconnu.» (« La poésie n'est pas un luxe » dans Sister Outsider, éditions Mamamélis). Il est important pour moi d’éditer des textes d’auteurs et autrices qui travaillent la langue en ayant conscience des mécanismes de domination qui la traversent.
La fréquence de publication (environ cinq titres par an) mais aussi le choix de fabrication de vos ouvrages (artisanal, avec de petits tirages) sont aussi des choix politiques – ils disent un rapport au temps de publication qui dénote avec les habitudes de surproduction de l’industrie du livre. Pouvez-vous nous décrire votre processus de création d’un livre ?
Quand j’ai commencé à penser à la ligne graphique de la maison, je voulais faire un bel objet, un livre « sensuel ». J’avais aussi besoin de m’ancrer, de sortir en partie du numérique. Par chance, un premier stage aux éditions des Monteils m’a permis de réaliser ma première linogravure et lors d’un deuxième stage, aux éditions Harpo &, Pierre Mréjen m’a proposé d’imprimer les couvertures des Lisières chez lui, en impression typographique. Depuis sept ans j’imagine et imprime donc la plupart des couvertures en impression typographique avec une linogravure, souvent réalisée en collaboration avec d’autres artistes. Je choisis méticuleusement le papier et travaille pour l’intérieur des livres avec les mêmes imprimeurs (à deux heures de chez moi maximum).
Un de mes imprimeurs, Yenooa, n’a pas survécu à l’inflation et a déposé le bilan l’an dernier. En tant qu’éditeur·rice, il faut aussi s’adapter à cette inflation pour le choix du papier et c’est difficile de le faire sans perdre en qualité. En termes d’écologie, je ne choisis pas forcément des papiers labellisés, mais pense la mise en œuvre du livre de sorte à en gaspiller le moins possible. Pareil pour le pilon, aucun de mes livres n’y finira ! (enfin c’est arrivé une fois pour dix exemplaires de J’aurais voulu être un escargot de Souad Labbize parce qu’ils ont été mangés par des souris…)
En parlant d’escargot, il y avait aussi l’idée de la lenteur à la création de la maison mais, au final, cinq titres par an en moyenne, ce n’est pas vraiment lent pour une petite structure…
L’industrie du livre, à rebours d’engagements comme le vôtre, tente de s’approprier ce qu’elle considère comme un marché en développement : celui des ouvrages féministes. Vous avez, au sein d’un collectif d’éditrices féministes*, publié une tribune affirmant que « le féminisme est aussi une histoire d’édition » et appelant à résister à ceux qui « fossoieront nos luttes ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
En effet, cette tribune est à l’origine de la création du collectif Éditer en féministes. Ce collectif qui réunit actuellement une dizaine de maisons et d’éditeur·rices indépendantes (c’est-à-dire qui n’appartiennent pas à un groupe financier, sont donc indépendantes dans leurs choix éditoriaux, leurs façons de travailler, etc.) a pour objectif d’être un lieu de partages, de questionnements sur les liens entre édition et féminisme, mais surtout d’interroger et d’échanger sur les / nos pratiques éditoriales, de créer, dans une perspective intersectionnelle, une zone de vigilance vis-à-vis des inégalités et des violences qui peuvent traverser le milieu du livre et plus particulièrement de l’édition. Chacune des structures participantes devant déjà faire face à ses propres problématiques (temporelle, financière, etc.), c’est un espace en construction… En 2022, en partenariat avec le festival « La Poésie n’est pas un luxe » organisé par Littérature, etc., ont eu lieu les premières Assises de l’édition féministe à Montreuil.
Pour consulter le catalogue des éditions des Lisières : https://www.editionsdeslisieres.com/