Note de traduction – Virginie Trachsler « Look, I’m Not Good At Eating Chicken » de Fatimah Asghar
Le poème par lequel j’ai découvert Fatimah Asghar, c’est « Ghareeb », un poème de dix courtes strophes de deux vers chacune :
on visits back your english sticks to everything. your own auntie calls you ghareeb. stranger
in your family’s house, you: runaway dog turned wild. like your little cousin who pops gum & wears bras now: a stranger.
quand tu y retournes ton anglais se colle partout. ta propre tante t’appelle ghareeb. étrangère
dans la maison familiale, toi le chien qui a pris la fuite, devenu sauvage. comme ta petite cousine qui mâche du chewing-gum & porte des soutifs maintenant : une étrangère.
Ce poème est un ghazal, une forme ancienne qui trouve ses racines dans la poésie arabe du VIIe siècle, se développe ensuite en Perse aux XIIIe et XIVe siècles, et que l’on retrouve aussi bien dans les traditions musicales de l’Iran que de l’Inde ou du Pakistan, le pays d’origine d’Asghar, justement. Le dernier mot de chaque couple de vers est toujours le même. En français, l’exemple qu’on donne de cette forme est le « Gazel du fond de la nuit » de Louis Aragon :
Je suis rentré dans la maison comme un voleur Déjà tu partageais le lourd repos des fleurs au fond de la nuit
J’ai retiré mes vêtements tombés à terre J’ai dit pour un moment à mon cœur de se taire au fond de la nuit
Je ne me voyais plus j’avais perdu mon âge Nu dans ce monde noir sans regard sans image au fond de la nuit […]
Le fond de la nuit du poème d’Asghar, qui se répète de strophe en strophe, c’est stranger, strange – étranger·ère, étrange – ghareeb. Une note au début du poème définit ce mot, comme une entrée d’un dictionnaire bilingue dont la langue n’est pas précisée (arabe, persan, urdu et punjabi sont les langues qui circulent et se mêlent à l’anglais, sans guillemets, sans italiques, dans la poésie d’Asghar) :
Meaning: stranger, one without a home and thus, deserving of pity. Also: westerner.
Étranger·ère, sans domicile, et par conséquent, digne de pitié. Aussi : occidental·e.
Le poème se clôt sur ces deux vers :
how many poems must you write to convince yourself you have a family? everyone leaves & you end up the stranger.
combien de poèmes dois-tu écrire pour te convaincre que tu as une famille ? tout le monde s’en va & tu n’en es que plus étrangère.
Fatimah Asghar est né·e aux Etats-Unis. Sa mère est originaire du Cachemire indien, son père du Pakistan. Avec leurs familles, tous deux ont fui les violences qui ont suivi la Partition de l’Inde en 1947, et leurs décès laissent Asghar orphelin·e à 5 ans. Ce poème dit l’impossibilité de se traduire, d’une langue à une autre, d’une identité à une autre. Fatimah Asghar utilise une forme qui lui vient de la tradition des régions qu’ont quittées ses parents, alors même que c’est le langage qui la tient à distance de cet héritage.
À partir de cette forme, le ghazal, on peut tirer d’autres fils, découvrir d’autres voix qui se rattachent à cette tradition, au motif musical qu’offre cette forme répétitive, pour faire sens de leur identité. Plus proche d’Asghar que d’Aragon, il y a, par exemple, « how to say » (« comment on dit »), le poème de Safia Elhillo, poétesse soudano-américaine, qui utilise arabic comme mot-refrain, pour se réconcilier avec la peur de perdre sa langue maternelle, de ne plus savoir « comment on dit » dans sa langue. Mais aussi, à travers cette forme ancienne, d’accepter l’hybridation de soi dans les langues, de s’autoriser « un rappel du monde d’où l’on vient alors même qu’on s’aventure dans de nouveaux territoires » (« a reminder that I came from somewhere as I strike out into new worlds »), comme Safia Elhillo l’explique elle-même.
Comme dans un ghazal traditionnel, la poétesse signe son œuvre par une référence à son prénom dans la dernière strophe :
& what even is translation is immigration without irony safia
means pure all my life it’s been true even in my clouded arabic
& d’abord qu’est-ce que la traduction l’immigration sans ironie safia
veut dire pure toute ma vie ça a été vrai même dans mon brumeux arabe
En sautant de lien en lien, en découvrant ces poètes·ses à l’identité duelle – double et parfois en conflit – qui dialoguent à la fois entre iels et avec leurs traditions, le titre du recueil d’Asghar me revient en mémoire : If They Come For Us. S’ils viennent nous chercher. C’est aussi le titre d’un des poèmes qui explorent les moments de violente pression où ce qui paraît « autre » au sein de la nation états-unienne est rejeté comme une menace, où soudain s’exprime un racisme tous azimuts, comme, par exemple, après les attentats du 11 septembre, ou après l’élection de Donald Trump, deux événements auxquels Asghar fait référence dans le recueil :
if they come for you they come for me too
s’ils viennent te chercher ils viennent pour moi aussi
Pour « gourmandes », le dixième numéro de Sœurs, on choisit un autre poème de ce recueil, « Look, I’m Not Good at Eating Chicken ». Dès son titre, le poème engage une conversation avec un·e interlocuteur·rice inconnue. L’énonciateur·rice semble sur la défensive : oui, iel le sait, iel n’est pas doué·e pour manger du poulet, et ce n’est pas faute d’avoir reçu la bonne éducation, d’avoir appris à finir son assiette, à ne rien gâcher. Ce ton conversationnel est toujours difficile à rendre en français, une langue dont les contours du poétique semblent encore aujourd’hui moins fluctuants qu’en anglais. Puis viennent, malgré le titre qui nous entraîne d’emblée dans l’oralité, les images, resserrées, condensées. Des vignettes difficiles à traduire de façon concise en français, comme « a trap of bird and muscle », où l’on voit un piège, mais aussi la carcasse du poulet qui prend la forme d’une cage, et, selon le point de vue que l’on adopte, soit un oiseau-cage, soit un oiseau en cage.
C’est à nous lecteur·rice·s que s’adresse ce poème, mais inévitablement, si je veux le traduire, il faut que je trouve d’où m’adresser, moi aussi. Il faut que je me place dans la posture de cet·te énonciateur·rice qui veut manger son poulet comme bon lui semble.
Or, moi non plus, je ne suis pas douée pour manger du poulet, pour des raisons bien différentes de celles qu’évoque le poème. Je n’en mange pas, ou plutôt plus. Végétarienne depuis dix ans maintenant : les souvenirs de poulet rôti du dimanche midi sont loin. L’odeur chaude, le goût décevant du blanc qui colle au palais, le papier gras, la « chair de poule » dorée et luisante et les guerres, chez moi aussi les batailles, pour obtenir une cuisse.
Mais me voilà à étudier de très près les schémas de découpe du poulet. Un profil de poule en pointillés, puis une vidéo qui montre comment découper la cuisse « à cru », que je regarde jusqu’au bout pour tenter d’identifier les knuckles dont parle le texte – je finirai par les trouver ailleurs que dans ce bout de cartilage jaune qu’il faut retirer du haut de la cuisse. Je scrute des photos des différents morceaux crus empilés dans des assiettes, leurs nuances luisantes de rose et blanc. Je cherche aussi cette « urne » du texte, dans des schémas de dissection où des flèches blanches indiquent les différents organes, ce que l’on cache sous le mot « abats ». J’apprends qu’il y a bien de la moelle dans les petits os friables du poulet, et que je me prive d’une source importante de collagène. Pendant plusieurs heures, je comble mes lacunes en volaille. Je maîtrise mes aversions. Ce moment de recherche n’est pas inhabituel, il est même indispensable à la traduction et, pourtant, tous ces mots qui font leur entrée tardive dans ma langue maternelle (« jabot »), toutes ces informations nouvelles que je collectionne (les poules avalent des cailloux, oui, mais pas n’importe lesquels), n’ont pas leur place dans le texte. Elles resteront en dehors, ou plutôt, sous le texte.
Ce poème met en scène un carnage, un massacre (slaughter, dit l’anglais), on y lit le corps animal dépecé : cartilage, articulations, muscles… Ce pourrait presque être un corps humain. Mais aux dépens du poulet, c’est la liberté du corps de l’auteur·rice qui s’affirme, en refusant de communier dans le rituel familial et social : « jusqu’à ce que je décide, moi, personne d’autre, que j’ai fini ». L’affirmation de soi par le plaisir de manger selon ses propres règles, de se laisser aller à une gourmandise dont les seules bornes sont celles que l’on se fixe : non, aujourd’hui, on ne mangera pas la peau, on laissera de la viande sur les os, on s’autorisera à gâcher.
Et, par solidarité avec les expériences qui ne sont pas les nôtres et qui s’expriment dans un texte, on se confrontera à ce que l’on a sorti de sa vie, on traduira ce que l’on se refuse de faire.
Nous ne sommes pas doué·es pour manger du poulet : sous l’aveu d’incompétence, une affirmation de liberté.
Note : Fatimah Asghar est non-binaire et emploie le pronom they pour se définir. Celui-ci est utilisé en tant que neutre par les personnes queer anglophones. En français, nous avons choisi le pronom iel et l'emploi du point médian.